20-07-2025 18:00 - Témoignages (extrait) / Par maître Taleb Khyar ould Mohamed Mouloud*

Témoignages (extrait) / Par maître Taleb Khyar ould Mohamed Mouloud*

Mes promotionnaires et moi, avons toujours été brillants tout au long de notre cursus scolaire primaire à l’école de Rosso ; il ne pouvait en être autrement ; nos enseignants durant cette période, étaient pour l’essentiel des coopérants étrangers, français pour la plupart, à la conscience professionnelle élevée, se sentant investis d’une mission d’abord pédagogique, consistant à dispenser un enseignement d’excellence à ceux qu’ils percevaient comme les futurs cadres de la Mauritanie des indépendances.

Chaque classe comptait à peine une vingtaine d’apprenants, et nous disposions à titre personnel et de manière gratuite de tout le matériel scolaire : cahiers, livres, ardoise, gomme, porte-plume, table-banc, encrier, buvard, gomme, trousse contenant de la craie et une boîte de couleurs ; l’intérêt qui nous était ainsi accordé expliquait sans doute notre assiduité aux cours, et la réalisation de notre scolarité dans d’excellentes conditions.

Nos enseignants étaient rigoureux ; ils nous initiaient à l’écriture, la prononciation, la lecture, la compréhension des textes, dès nos premières années sur les bancs, avant de nous familiariser avec le calcul élémentaire, l’arithmétique et la géométrie, ainsi que la découverte et l’observation de notre environnement écologique à travers des randonnées dans la forêt qui cernait alors la ville ; randonnées à fréquences mensuelles, pendant lesquelles, nous apprenions à identifier la végétation dans sa diversité, ainsi que la population animalière.

Ces sorties, intitulées « leçons de choses », nous rapprochaient les uns des autres, nous familiarisaient avec nos enseignants.

On y apprenait à pister les animaux, aussi bien qu’à détecter leur présence, à confectionner des nœuds pour dresser des tentes de camping en toute sécurité, récolter le miel du nid des abeilles sans éveiller leur hostilité, s’orienter grâce à des indices disséminés tout au long de notre périple, porter les secours immédiats en cas de morsures de reptiles ; bref un programme de terrain qui incarne une véritable école de la débrouillardise, tout en favorisant l’autonomie et la curiosité.

Je me souviendrai toujours de notre directeur d’école, monsieur Suzini, qui dès que la cloche sonnait, annonçant le début des cours, s’empressait de fermer le portail, seule voie d’accès aux bâtiments scolaires, puis montant la garde, renvoyait tout retardataire dont il convoquait immanquablement le tuteur dès le lendemain pour recevoir ses explications sur le retard en question ; il faut préciser que ces situations étaient exceptionnelles, car la ville de Rosso qui abritait l’école, était peu peuplée, et les quelques familles qui y résidaient accédaient facilement à la seule école primaire alors existante.

Le sport occupait une grande place dans notre parcours scolaire, notamment le saut à la corde, ainsi que la course de vitesse, outre le football ; autant d’activités récréatives et socialisantes auxquelles on s’adonnait avec enthousiasme.

A cette époque, la méfiance vis-à-vis du colon avait connu un recul certain, et les habitants des quelques villes encore balbutiantes dont Rosso, s’empressaient d’envoyer leurs enfants à l’école française, même si cet engouement était quelque peu tempéré par la culture populaire dominante, jusqu’alors hostile à l’enseignement du français présenté comme une forme de reniement de la foi islamique.

Dans cette ville, on avait pourtant su concilier l’enseignement du français avec l’éducation traditionnelle ; chaque quartier se payait les services d’un enseignant coutumier, dont la fonction était de prodiguer des cours en arabe, et en culture islamique aux enfants du voisinage ; ces cours étaient dispensés au clair de lune, parfois à la lumière d’un feu de bois dont nous amassions les brindilles à tour de rôle , et de manière exceptionnelle , sous l’éclairage de lampes-tempêtes ; ces cours se poursuivaient jusqu’à l’heure où il fallait se rendre à l’école ; puis reprenaient le lendemain au même horaire. Cela nous avait permis, tout en étant inscrits à l’école française, de nous améliorer de manière simultanée dans la culture arabo-islamique, sans que nous ne percevions alors aucune incompatibilité, ni conflictualité entre les deux systèmes éducatifs qui, au contraire, nous semblaient naturellement complémentaires.

Pendant les vacances de fin d’année, le plus clair de mon temps était réservé à l’éducation religieuse, sous le contrôle autoritaire de ma grand-mère appartenant à la tribu lettrée des Ehel haj , et qui chaque soir avant de m’endormir, me faisait réciter les versets de coran appris la veille pour apprécier ma capacité de mémorisation.

Les vacances de fin d’année qui s’étalaient de juin à octobre, coïncidaient avec l’hivernage ; les pluies se succédaient avec abondance, augmentant sensiblement le niveau du fleuve Sénégal qui longeait de ce côté-ci la ville de Rosso; cette période était propice à la pêche, aux traversées du fleuve à la nage, à la chasse des bécassines, pigeons sauvages, pintades et autres volatiles non domestiques qui pullulaient dans les roseaux, à l’ombre des forêts devenues luxuriantes sous l’effet de l’abondance des pluies, même si la prolifération de reptiles aurait dû nous dissuader de nous aventurer loin de la rive, danger que nous bravions avec l’insouciance de l’adolescence.

La ville était à l’abri de toute inondation, entourée par une digue que l’armée veillait à entretenir tout au long de l’année, mais aussi grâce à un barrage à l’embouchure du fleuve , et la mise en place d’un système d’écluses qui en maîtrisait le débit.

Cette période était propice à l’organisation des tournois de football, sous forme de compétitions entre clubs de quartiers ; l’équipe gagnante bénéficiait d’un trophée remis en grande pompe, en présence de certaines notabilités, et autorités locales, et celle de supporters des différentes équipes, sans distinction. Plus tard, ces compétitions allaient révéler au grand jour des footballeurs dont la renommée finira par rayonner sur le plan international, et qui participeront à leur manière, à faire connaître la Mauritanie au-delà de ses frontières naturelles.

La ville de Rosso avait ceci de particulier, que les nationalités prédominantes formant le tissu de la société mauritanienne y cohabitaient ; maures, wolofs, halpulars ; cette proximité était un facteur de mixité sociale ; le sport , et surtout le football, discipline la mieux partagée, a sans doute contribué également à ce rapprochement ; on retrouvait dans la même équipe toutes les nationalités, avec comme seule motivation, celle de gagner le match en perspective, pour se rapprocher du tournoi final ; Il n’existait aucune fracture sociale entre les habitants intra-quartiers , ni inter-quartiers.

Ma scolarité s’était déroulée dans d’assez bonnes conditions, passant d’une classe à l’autre, avec aisance.

C’est en classe de CM2 que j’allais croiser mon premier enseignant de nationalité mauritanienne, et me trouver confronté, comble du paradoxe, à mes premières difficultés scolaires ; Il est vrai que le temps passant, la présence des enseignants français s’était réduite, la nationalisation de leurs postes étant passée par là.

C’est donc en classe de CM2 , que j’allais pour la première fois croiser un enseignant de nationalité mauritanienne et connaître la première injustice ; cet enseignant qui était à la fois directeur de l’école, en lieu et place de monsieur Suzini, jugea de manière discrétionnaire que vu mon bas âge, je ne pouvais me présenter au concours d’entrée en sixième ; il me le fit savoir la veille des examens pendant la période préparatoire, en ces termes :« Tu ne pourras concourir qu’au certificat d’études primaires, mais pas celui d’entrée en sixième, car tu n’as pas l’âge requis ; c’est seulement l’année prochaine que tu pourras postuler à ce concours ».

Comble d’injustice ! J’avais bien senti, durant l’année scolaire que je n’étais pas en odeur de sainteté auprès de cet enseignant avec lequel je partageais pourtant la même nationalité, le même destin, voire le même dessein, contrairement à mes enseignants d’alors tous de nationalité étrangère, mais il ne me serait jamais venu à l’esprit que son hostilité gratuite à l’égard de l’adolescent que j’étais, suffisamment exprimée tout au long de l’année, à travers des mots blessants et des punitions vexatoires, puisse l’amener à me priver d’un concours ouvert à tous les élèves de mon âge, à tous mes promotionnaires ; c’était le premier acte discriminatoire auquel je me trouvai confronté.

Lorsque je rapportai la nouvelle à mon entourage, il fut décidé que le lendemain, je me ferai accompagner par mon tuteur pour revendiquer le droit de concourir à l’examen d’entrée en sixième ; cette démarche ne servira à rien, le directeur s’y étant opposé de manière on ne peut plus cavalière, adressant d’un rire espiègle, et comme seule signe de consolation à mon tuteur : « il pourra tout de même se présenter au certificat d’études primaires ».

Me priver de passer l’examen du concours d’entrée en sixième, c’était m’exclure de toute possibilité d’accéder au collège, m’exclure de toute possibilité d’accéder à une bourse d’études, ou le cas échéant, d’être admis à l’internat.

C’était la première injustice criante dont j’étais victime, et dont le caractère discriminatoire était patent, et révoltant ; je scrutai le comportement de mon tuteur resté de marbre, bien qu’aucun doute ne m’effleura qu’il percevait l’arbitraire d’une telle décision.

J’allais comprendre plus tard que l’école pouvait être utilisée comme un haut lieu de discrimination, et devenir le canal privilégié de transmission de tout acte d’exclusion ; m’avoir privé du concours d’entrée en sixième , est sans doute le premier acte de discrimination, ou parmi les premiers, qu’ait connu le système éducatif mauritanien, au lendemain de la nationalisation des postes occupés jusque- là par des coopérants étrangers, et c’est sans doute la forme de discrimination la plus insidieuse, car privant sa victime d’une possibilité d’émancipation, en la maintenant en situation d’arriération sur le plan de l’accès à la connaissance.

Cela peut sembler ironique, mais alors que les miens et moi-même, nous nous étions résignés à me voir reprendre l’année prochaine la classe de CM2 comme tout piètre redoublant, c’est encore un coopérant français qui fera figure de chevalier blanc, en m’autorisant à m’inscrire comme auditeur libre au collège, sous réserve que je réussisse à l’examen du certificat d’études primaires, avait-il précisé ; il s’agissait en l’espèce du proviseur du lycée de Rosso, monsieur Gérard Beaumont qui, ayant été informé de mon cas par quelqu’un des miens alors surveillant au lycée, s’empressa de me recevoir dans son bureau : « Ne t’en fais pas petit !», s’exclama-t-il d’un ton réconfortant, passant ses doigts dans mes cheveux hirsutes, en guise de consolation :« Tu seras autorisé à t’inscrire, pourvu que tu réussisses le certificat d’études primaires, mais seulement tu ne pourras bénéficier d’une bourse qu’en deuxième année de collège, et à condition que tu aies de bonnes notes en première année». Ayant réussi le certificat d’études primaires haut la main, je fus autorisé à m’inscrire en première année de collège, mais je ne puis accéder à la bourse, le poste de monsieur Gérard Beaumont ayant été nationalisé; suite à quoi, mon dossier fut relégué aux oubliettes, et cet oubli se poursuivit tout au long de mon cycle secondaire.

Cet épisode de ma vie est le prélude à ma conviction future que certains principes comme ceux de l’équité, l’égalité, et la citoyenneté sont étrangers à la culture du mauritanien ; cette conviction n’allait cesser de prospérer durant mon périple académique, et bien au-delà durant mon parcours professionnel; je suis arrivé à la certitude que le mauritanien est récalcitrant à l’altérité ; il ne peut pas admettre que l’autre qui ne lui ressemble pas culturellement, puisse être son égal, ou le surpasser dans quelque domaine que ce soit, ou tout simplement bénéficier à ses yeux de l’égalité des chances, ou de celle devant les charges publiques ; cela ne correspond pas aux valeurs qu’il véhicule, et qui se focalisent autour de sa personne ; ce nombrilisme le conduit à ne pas accepter l’autre pour ne pas se fondre dans sa culture, pour éviter d’être pour cet autre un levier d’émancipation.

Cette manière de survaloriser sa propre identité, ce campisme culturel de mauvais aloi, où la matrice sociale se nourrit de conflictualités, explique à bien des égards que tous les régimes qui se sont succédés en Mauritanie, n’aient jamais réussi à enraciner chez le mauritanien des principes comme la citoyenneté, l’égalité devant les charges publiques, la notion de service public ; l’Etat y est perçu comme le concurrent direct des légitimités que confèrent l’absence de normes partagées , comme l’obstacle à éliminer pour perpétuer les privilèges claniques, tribaux, qui nourrissent les dysfonctions sociales, et les tares qui en découlent, dont la plus répugnante est la volonté de surpasser l’autre parce qu’il ne vous ressemble pas, ou sa relégation à un statut dévalorisant, voire sa ghettoïsation culturelle.

Monsieur Gérard Beaumont était imposant par sa haute stature, portant constamment une saharienne confectionnée sur ses mensurations, à coupure droite, aux manches courtes, et un pantalon bouffant connu à l’époque sous le nom de « laisse-tomber » , à la taille ajustable par un cordon intérieur en cuir lisse ou « kshatt » ; ses chaussures, dont l’anatomie renvoyait à celles des chameliers, étaient en cuir tanné, la semelle surmontée de lanières croisées autour des chevilles, avant de s’en aller enrouler le tendon d’Achille ; une paire de ces lanières se détachait, dévalant le dos du pied, pour venir se fixer dans l’interstice séparant le gros orteil du second ; il avait constamment au coin des lèvres, une pipe à gros foyer tel un accessoire indissociable de sa silhouette ; il s’en dégageait à chaque bouffée, une odeur aromatique qui embaumait l’atmosphère ; les connaisseurs disaient de ce tabac qu’il provenait d’Amsterdam.

Malgré sa stature imposante, sa présence respirait la convivialité plus que l’intimidation.

*Avocat à la Cour.

*Ancien membre du Conseil de l’Ordre





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