Cridem

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24-05-2013

06:49

Islam mazouté (1)

Terrorisme islamiste ? Terrorisme islamique ? Ou, plutôt, islam terrorisé ? Affublé du terrorisme comme d'un masque grotesque, une caricature obscène. Pour nous, musulmans lambda, associer terrorisme et islam, ça a quelque chose de contre-nature.

Une incongruité qui ne correspond, en rien, à ce que nous apprenons et vivons, quotidiennement, de notre religion. Corruption ? Manipulations ? Convulsions ? Essayons, un peu, d'y voir clair… Si l'assassinat de quatre touristes français, aux environs d'Aleg (Brakna), le 24 décembre 2007, fit l'effet d'une bombe, en Mauritanie, c'est surtout la révélation de la nationalité des assassins qui stupéfia l'opinion publique locale : il s'agissait, tous, de mauritaniens !

Comment, entendit-on dire partout dans le pays, une telle déviation de l'islam avait-elle pu corrompre ainsi nos jeunes ? On voulut croire à l'exception. Mais divers événements, depuis, ont prouvé, sans contestation possible, que le terrorisme recrutait bel et bien en Mauritanie. Pourquoi et comment ?

On pressent, d'emblée, que la problématique dépasse la seule société mauritanienne. Met-elle en cause la religion musulmane ? La civilisation qu'elle a engendrée ? Les relations développées avec les sociétés non-musulmanes, ces derniers siècles ? Avant d'examiner les spécificités historiques, socioculturelles et économiques mauritaniennes et régionales qui nuancent, fortement, ces questions générales, penchons-nous sur celles-ci.

L'argument fondamental des terroristes à visage islamique pose que la communauté des croyants - l'Umma - est en guerre. Tout particulièrement contre " l'Occident ", quintessence, à leurs yeux, de la mécréance. Tout ceux qui s'en réclament, collaborent à ses projets ou, plus généralement encore, ne s'en démarquent pas nettement sont, donc, effectivement ou potentiellement, les ennemis de l'islam. Un tel manichéisme est suffisamment simpliste pour enrôler, d'une part, les moindres rancœurs existentielles et servir, d'autre part, les diverses entreprises planétaires de partition populaire, à des fins banales d'exploitation capitaliste.

L'argument est d'autant plus séduisant, pour le musulman incertain, que s'honorer du titre de jihadiste, c'est, quelque part, s'imaginer de retour aux sources. Un viatique qui permettrait de s'affranchir, et de sa propre histoire, et de la loi ? Las ! Si la guerre a quelques lettres de noblesse, en islam, les musulmans sont tenus, par leur religion elle-même, à certaines règles dans sa conduite.

Diverses injonctions, coraniques en premier chef, interdisent, en effet, de s'en prendre aux femmes, aux enfants, aux vieillards, aux religieux d'autres religions - à moins que leur implication dans le conflit ne soit dûment prouvée - aux pactisants fidèles à leurs engagements, aux lieux de culte monothéiste, aux arbres, aux cultures, aux élevages : bref, aux non-belligérants ; même si l'ennemi use, à l'inverse, de telles agressions. Autant de prohibitions suffisamment précises pour exclure tout recours au terrorisme : l'attentat aveugle est, sans conteste, islamiquement illégitime et condamnable.

L'exigence de justice sociale

Cependant, l'irréfutable a été balayé, d'un simple revers de main, par Al Qaïda - dont on ne s'appesantira pas, ici, sur les étonnants services rendus à l'impérialisme occidental (1) - pour qui " à situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles ", décrétant que les règles fondamentales de l'islam pouvaient être transgressées pour les besoins de la lutte. Une position violemment combattue, notons-le ici sans attendre, par divers autres mouvements de lutte armée, comme les Takfiristes, dissidence des Frères musulmans formée dans les geôles égyptiennes, entre les années 50 et 80, qui connaîtra divers avatars, notamment le long de la bande saharo-sahélienne.

A cet égard, il faut souligner une vieille récurrence. S'il existe un volumineux corpus juridique - le fiqh, distingué en plusieurs écoles - se prononçant, en détail, parfois de façon contradictoire, sur les divers fondements (usûl) de la jurisprudence islamique accumulée depuis quatorze siècles, c'est d'autant plus au sein du peuple que s'est, invariablement, décidée la pratique sociale religieuse qu'il n'y a pas de clergé, dans la majeure partie du monde musulman.

Cet enracinement populaire, très tôt acquis, ne s'est jamais démenti, en dépit des efforts des puissants à contenir, sinon cueillir à leur profit, les multiples efflorescences de cette vitalité. De la révolution abbasside au printemps tunisien - les conséquences internationales de ce dernier sont, certes, plus équivoques, surtout en Libye et en Syrie - en passant, notamment, par la révolte des Zanjs, en 870, et la révolution iranienne de 1979, ce sont les masses populaires qui se lèvent pour défendre ce qui leur paraît être le ciment du pacte islamique. Avec une constante invariable : l'exigence de justice sociale.

La question a pris une tournure singulière, ces deux derniers siècles, avec les conséquences mondiales de la révolution thermodynamique (2) née en Occident, au début du 19ème siècle. Les nécessités de la chose marchande, surmultipliée par l'emballement phénoménal de la production, ont engagé les nations industrielles dans des politiques impérialistes et consommatrices, inféodant l'Humanité, dans son ensemble ; plus largement encore, la biosphère ; à ses contraintes quantitatives. Un nouvel ordre du monde, fondé sur l'accumulation matérielle et dénué, a priori, de toute considération spirituelle, s'est mis en place, situant l'Occident pionnier au sommet de la nouvelle pyramide.

La déstructuration de l'Umma est patente. Relativement entamée, au fil des siècles, avec les diverses partitions khalifales ou sectaires, mais toujours bien adoucie par les liens religieux (citoyenneté entière de tout musulman en la moindre cité musulmane et pèlerinage, notamment), commerciaux et linguistiques (arabe), elle est institutionnalisée, en moins d'un siècle, avec la fondation, sous l'égide d'une ONU dominée par l'Occident, d'une trentaine d'Etats, unités territoriales nécessaires et suffisantes, avec quelque cent-soixante-dix autres, à une gestion planétaire de la marchandise dont on se contentera de dire, ici, qu'elle n'est pas précisément équitable, tant socialement qu'écologiquement.

Une icône nommée Ben Laden

En réaction à cette situation, résistances et compromissions n'ont cessé de s'interpénétrer, depuis deux siècles, prenant, au cours de la seconde partie du dernier, une intensité toute particulière, alors que de nouvelles exigences géopolitiques se faisaient jour, avec la raréfaction des matières premières, notamment dans le secteur des hydrocarbures, fondement énergétique de tout le système. Quarante années après l'effondrement de l'empire ottoman, théâtres d'une domination occidentale quasiment sans partage, on vit, alors, apparaître de nouvelles forces centripètes, à l'intérieur de l'Umma, qui reflétaient bien la profonde ambivalence des repositionnements islamiques dans la modernité (3).

Quoique les premières tentatives de régénérescence politique jaillissent des masses populaires - le mouvement des Frères musulmans, dès les années 30, en Egypte, en est un des éloquents prototypes - c'est parmi les plus économiquement puissants que se manifestent les plus appuyées de ces forces, à partir de l'Arabie saoudite, en particulier, sous l'égide d'un wahhabisme très tôt liés aux intérêts pétroliers anglo-saxons et, par extension, aux forces d'argent internationales.

L'icône " Oussama Ben Laden ", dont les liens avec la famille Bush n'auront cessé d'intriguer, sera le symbole même de cette étrange symbiose. D'autres mouvements, plus panarabiques qu'islamiques, comme le nassérisme ou le baassisme, tentent, également, de se frayer un leadership, avec des moyens à peine moins équivoques, adhérant variablement au projet occidental.

Le débat idéologique se concentre entre le rigorisme étroit des Wahhabites et la laïcisation appuyée des Baassistes, avec, en position médiane, toute l'armada des courants populaires réformistes, enclins à se concentrer fortement sur les ûsul - le Saint Coran et la Sunna du prophète - Paix et Bénédictions sur Lui (PBL) - au détriment de l'étude du fiqh, fréquemment jugé, du moins en ce qui concerne le domaine des affaires sociales (les mu'âmalat), inadapté à la vie contemporaine. On a résumé cet énorme et complexe bouillonnement sous l'étiquette " salafisme ", c'est-à-dire, partisan du retour - à la lettre ou en esprit, ce qui n'est pas tout à fait la même chose - au " temps des Salafs ", les premiers compagnons du prophète (PBL).

Mais la grande innovation, entre 1950 et 2000, concerne l'usage de la violence, comme moyen de reconquête, tant territoriale que sociale et culturelle. L'assassinat, en 1949, de Hassan Al Banna, le fondateur des Frères musulmans ; les démêlés violents, entre ceux-ci et le pouvoir nassérien ; les luttes nationales de libération au Maghreb, parfois féroces (Algérie) ; la permanence, dans une opposition dramatiquement dissymétrique, du conflit en Palestine ; l'engagement, sans équivoque, du colonel Kadhafi auprès de divers mouvements terroristes anti-impérialistes ;

la révolution iranienne - un choc colossal qui sembla démontrer, à beaucoup, que l'islam gardait toute sa capacité à générer un projet social fédérateur - la guerre des militaires algériens contre leur peuple ;

le conflit impérialo-identitaire, dans les Balkans ou en Tchétchénie, et la première guerre du Golfe, enfin, où la constitution d'une coalition internationale entérinait, aux yeux de l'opinion publique musulmane, l'évidence du " deux poids, deux mesures " outrageusement pratiquée par la Communauté internationale, ces fameux " membres permanents du Conseil de sécurité " qui réunit, en fait, les cinq plus grands marchands d'armes de la planète, tous ces événements ont concouru à faire pénétrer, dans un imaginaire musulman globalement réfractaire à cette vision de l'action, le redoutable concept, banalisé en Occident depuis des siècles, que la fin justifie les moyens. (A suivre)

Ian Mansour de Grange

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Notes

(1) : Nafeez Mosaddeq, Ahmed - " La Guerre contre la vérité ", Éditions Demi-Lune, 2006

(2) : " La Thermodynamique, la révolution industrielle et la révolution carnotienne ", in Entropie, n° hors série, " Thermodynamique et sciences de l'homme ", 1982, p. 21-32.

(3) : Ramadan, Tariq - " Aux sources du renouveau musulman ", Bayard Éditions/Centurion, 1998



 


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